vendredi 2 février 2024

Une saison aux frontières, 3

Charlie au nom du père

-Et le père, il est où le père ?

Charlie* est originaire de Yaoundé, Cameroun. Sa demande d’asile a été rejetée deux fois. Mère à 29 ans d’une enfant d’à peine deux ans, son récit lesbien ne passe pas. Lesbienne et mère ça ne passe pas, et pourtant ça s'est passé. Femme de tête, parlant couramment quatre langues, libre et belle, sa seule faille sous le sourire mélancolique qu'elle affiche continûment pour avoir la paix, c’est cette petite fille avec laquelle elle passe 24 heures sur 24 de son temps. Dans le noir.

Depuis des semaines, depuis des mois elle souffre de douleurs gastriques de plus en plus intenses. On a tenté de l'emmener à l'hôpital public mais l'hôpital ne rappelle pas. L'hôpital public a une règle simple, un infirmier grec l'a formulé sans complexes : "d'abord les GrecquEs, ensuite les étrangèrEs, après les réfugiéEs."

Depuis peu, vomissant tout, elle n'essaie même plus de manger. On a renoncé à l'hôpital et en désespoir de cause je l'accompagne dans un dispensaire où on lui administre une perfusion de trois heures. Pendant ce temps où je garde la petite fille je la vois depuis le couloir allongée sous le porte-sérum, enfin détendue, heureuse : elle jouit pour la première fois depuis des jours d'un vrai moment de calme, un moment qui lui est dévolu, une parenthèse de soin et de bienveillance.

Et pendant ce même temps, je comprends ce qu'elle vit au quotidien. Au bout d'une heure à épuiser les jeux et les histoires la petite fille ne tient plus en place, court de plus en plus loin, tente d'entrer dans la ou les chambres, crie quand je l'en empêche. Aussitôt l'hydre hétérosexuelle se déploie dans le petit bâtiment, une tête par la porte du bureau, une autre surgissant de l'infirmerie. Moi qui suis en grève de l'utérus depuis la fondation de Rome, me voici ramenée sous la coupe de l'ordre hétéroreproductif. Juste parce que je suis accompagnée d'une enfant, je deviens la cible de tout ce que chacun se croit autorisé à en dire : l'enfant ne doit pas crier, l'enfant ne doit pas courir, ne doit pas ramper sur le sol (qui est sale), ne doit pas jouer sur les sièges (qui sont propres), l'enfant doit attendre silencieusement ou sortir, je dois porter l'enfant si l'enfant ne veut pas marcher... On se fait engueuler pendant une ou deux heures, avec je pense la circonstance aggravante que l'enfant est noire et que personne ne comprend quelle sorte d'agencement nous formons en ce lieu.

-Avec un père c'est quand même mieux...

Une semaine plus tard, toujours en quête d'un diagnostic, nous décidons de recourir à un cabinet privé. Les frais seront pour nous, pas le choix. Ça se passe comme ça quand il n'y a pas d'AME. Durant le premier examen, qui sera suivi d'une ribambelle d'autres, la petite fille est laissée dans la salle d'attente. Le gastroentérologue râle un peu, et pose cette question qui ne pouvait pas ne pas être posée, qu'il ne pouvait s'abstenir de poser. Ce gentil spécialiste polyglotte qui s'intéresse à la condition des femmes noires demande en tartinant de gel le ventre de Charlie : il  est  où  le  père ?

Charlie ne répond pas. Je soupire bruyamment. Le silence s'alourdit encore un peu.

Au Cameroun, Charlie vivait une relation passionnée avec une autre femme, proviseure de lycée, quand "ils" sont arrivés. Charlie a été enlevée, détenue par le gang auteur de l'enlèvement, fouettée et violée. Elle s'efforce de montrer à l'enfant un amour total, entier, qu'elle est allée chercher au plus profond de ses ressources. Dans le battement de mes tempes j'entends la seconde remarque du praticien sur le père qui nous manque si cruellement... Je souris à Charlie et je baisse les yeux.

Pour le diagnostic ce sera ulcère sténosé pyloro-duodénal, sans doute résistant. Merci docteur.

 

* Tous les noms ont été transformés, pour des raisons qui se passent d'explication.
 

mercredi 24 janvier 2024

Une saison aux frontières, 2

 Lgbtiqa in Mytilène

Quand les réfugiéEs arrivent chez nous on les emmène chez Vodaphone, pour le forfait, puis dans les bazars chinois pour qu’ils trouvent des chaussures et des pulls pas chers fabriqués par d’autres esclaves. La première phase de l’intégration passe par l’entrée dans la consommation esclave, la 2ème c’est éventuellement d’aller travailler pour 400 euros dans les fermes à poulets, la 3ème tarde toujours et n’arrive parfois jamais : la demande d’asile. Beaucoup des nôtres, réfugiéEs subsahariennEs seront transféréEs sur le continent avant même d’avoir eu leur entretien. On les enregistre, iels attendent 3 mois, 4 mois sous les tentes, pour rien, puis sont transférées sur le continent où tout recommence.

Mais les nôtres ne sont pas venuEs pour Lidl.
Iels sont ÉrythréennEs, SomaliennEs, CongolaisEs, CamerounaisEs, SierraléonaisEs, IraniennEs, HaïtiennEs, YéménitEs, OugandaisEs, iels aimaient leur pays, par dessus l’impossibilité. Iels se disaient heureusEs, jusqu’au jour on a les a découverts dans un lit avec une personne du même sexe. HeureusEs tant qu’iels vivaient cachéEs, se réunissaient sur une plage, dans un immeuble abandonné, chez eux, jusqu’à ce que quelqu’un parle à quelqu’un, jusqu’à ce que les frères, les amis viennent les cueillir à coup de barres de fer, jusqu’à ce que la police leur fasse une haie d’honneur devant l’immeuble abandonné pour leur faire passer le goût du péché.

Quand je dis les nôtres je parle d’une famille qui s’est étendue en moi jusqu’à des limites inconnues de moi. Jusqu’à la corne de l’Afrique, au Yémen, en Arabie saoudite, il y a des personnes que je reconnais. Nous avons grandi dans des cultures, des pays qui s’ignorent, nous parlons dans une langue qui n’est pas la nôtre et pourtant nous nous comprenons. Est-ce impérialiste ? Quand Salma* et Iqram, quand Stamm, quand Abbas disent « ils » je sais aussitôt de quoi iels parlent. « Ils sont venus, ils ont dit que nous étions ceci, cela, ils ont dit qu’ils allaient revenir » : je sais immédiatement qui est « ils ». Il nous suffit de dire « ils » pour savoir que « ils » c’est le danger, que nous sommes adosséEs à, constituéEs par ce « ils ». Par delà nos différents soleils, nos vêtements, nos ornements, ma soeur butch venue du Yémen je la reconnais, ma sœur folle sierraléonaise qui n’a pas encore choisi ses pronoms je la reconnais, mon frère gay je le reconnais avec sa poitrine étroite, son sourire pétard, son nombril provocant comme un phare. Je n’ai pas pris de coups de barre mais ce « ils » est la toile invisible qui régit mes comportements quand j’arrive sur une plage, dans une soirée où je suis la seule de mon genre.

Illes et elx sont venuEs poursuiviEs par ce « ils », iels se sont enregistréEs à l’entrée du camp, on leur a donné un numéro, une place dans une tente, iels pensaient être arrivéEs au pays de la liberté, iels ont regardé autour d’eux : « ils » était encore là. Bienvenue à Lesbos.

À son arrivée au camp après 5 push backs et autant de retraversées inimaginables, Yoni, 20 ans, a aussitôt mis en avant comme on le lui conseillait sa condition de gay. Le traducteur a parlé dans le camp, Yoni a été poursuivi, battu. Yoni ne sort plus, Yoni attend la nuit pour aller aux toilettes. Le "vulnerability focal point" compte en tout et pour tout à l’intérieur du camp deux employéEs, qui sont en burn out. L’UNHCR qui accueille favorablement tout signalement de violence se dit impuissant. Nous votons en urgence la décision de mise à l’abri de Yoni.  C'est pour cette raison que je passe, que j'ai passé une saison aux frontières.

* Tous les noms ont été modifiés, pour des raisons qui se passent d'explication.

mardi 23 janvier 2024

Une saison aux frontières, 1

Lesvos, Mytilène, camp de Mavrovouni 

Quand je suis arrivée à la fin de l’été le camp de Mavrovouni éclatait de blancheur sur la mer Égée. On aurait pu penser à une immense colonie de vacances sur l’un des plus beaux rivages méditerranéens, juste un peu trop grand, juste un peu trop géométrique. Des tentes rectangulaires éclatantes rappelant de loin la mer de serres d’Almeria (comme partout où la pensée sérielle se fait jour), une ligne de containers “isoboxes” pour les plus vulnérables, des silhouettes noires sur le gravier blanc, tout étant vu de loin puisque on n’entre plus dans le camp de Mavrovouni. Trois mois plus tard les “montagnes gonflées” d’Homère s’écrasent sur le rivage, la pluie incessante traverse les tentes où l’on se tient debout toute la nuit pour éviter les fuites, tout le monde veut des chaussures, tout le monde a des chaussettes mouillées dans les claquettes, plus rien ne sèche. Bienvenue à Lesbos.

J’y ai passé 4 mois. Là où tout le monde se presse, là où tout le monde veut devenir capitaliste, là où les no border anticapitalistes viennent aider les non-capitalistes à devenir capitalistes c’est à dire esclaves. Là où Lidl a ouvert une de ses plus grandes, une de ses plus belles enseignes, à 50 mètres du camp, où les migrantEs et les locaux viennent dépenser leur argent. Je n’avais jamais vu (en tous cas à Marseille) un Lidl aussi "beau", aussi bien achalandé. Phare dans la nuit, dans le vent, dans le pénétrant froid égéen, Lidl semble vouloir attirer les petites embarcations dans ses bras nourriciers. Il paraît qu’au début il y avait même une file pour les migrantEs et une file pour les autres... “C’est quoi cette vitrine ?” demande-je à une activiste turque en exil, “test the West ?”. -“C’est un lieu où les GrecquEs peuvent acheter moins cher", dit-elle embarrassée.

Est-ce bien sûr ? La vie à Mytilène, sur cette île pauvre touchée par l'inflation, est-elle si chère ?  Les mini-markets du centre ne vendent pas de produits préparés ou très peu, les minimarkets du centre vendent des produits locaux, des produits de base, ce n’est pas encore un société transformée, une société de plats préparés et de boissons protéinées. C’est une société où tu achètes des produits de base pour cuisiner. Et le fait est que les résidentEs du camp n’ont pas les moyens de cuisiner, le fait est que les résidentEs du camp doivent beaucoup patienter pour prendre le bus jusqu’à Mytilène… Alors, Lidl, entreprise de distribution allemande fondée en 1930 par Josef Schwarz, que fais-tu là à l’orée de ce camp ? Sur ce rivage ? Dans ce pays que les politiques européennes ont mis à genoux… ?


dimanche 21 mars 2021

Journal d'hospitalisation, 5

L’hôpital, se finit, est en train de se finir. J'annonce que je rentre chez moi. Certains s’en étonnent.

-Nous on est aux Baumettes au 3ème étage, dis-je à Krimo qui vient de faire rentrer des viennoiseries, un cubi de rosé.

Je paie 55 € par jour sans couverture maladie pour une chambre de 11 m2 empestée la nuit par des relents d’égouts. La poignée de porte de la salle de bain étant cassée, on ne la ferme pas : je n’ai aucune intimité, on entre sans frapper ou alors juste après avoir frappé. Faute de personnel mon lit est fait tous les 4 jours, mon pansement tous les 6, je suis interdite de douche, interdite de visites et ma rééducation ne peut commencer tant que les os ne sont pas soudés.

À ma remarque, Krimo me montre un vieil homme nommé Arturo tatoué sous le genou.

-Lui il va te dire ce que c’est, la prison.

Je me penche sur l’une des inscriptions qui dit : “souffre et tais-toi”. L’autre a disparu avec le genou d’Arturo, amputé lui aussi.

-Et tu sais ce que c’était ? me dit Krimo. “Marche ou crève”. Il a fait 17 ans de Centrale, 17, la maffia tu vois. Tu sais ce que c’était en centrale à l’époque ?

Je regarde le vieil homme offrir son visage au soleil, cloué sur son fauteuil pour une raison que j’ignore ; j’ai envie de lui demander s’il a tué quelqu’un. Il s’est enveloppé dans le silence de son tatouage, il sourit.

Krimo est le grand animateur de la terrasse où l’on se retrouve un peu avant midi, quand le soleil s’attarde. Apéro, musique, clopes, punchlines à la cantonade : il connaît tout le monde et tout le monde le connaît. Livreur, ce costaud de presque 2 mètres s’est pris son chargement d’une tonne sur le dos en tentant de le débarquer sans matériel. Sa jambe mettra des mois à reprendre forme entre les serres du fixateur. Avec son beau sourire édenté, il sait qu’il ne sera plus jamais le même. Il rêve de quelque chose d’un peu plus léger à l’avenir, genre chronopost. Il rêve de Monaco.

Plus je fais de rencontres, plus je me dis que pas mal de gens ici ont en commun d’avoir vécu sans ménagements. Les plaisirs forts, la vitesse, le vaille que vaille, la santé à l’emporte-pièce, comme Mme Lucie, cette septuagénaire à double prothèse qui a vécu deux amputations, un cancer de la vessie (qu’elle refuse d’opérer) et qui allume Marlboro sur Marlboro sur la terrasse en disant : le coronavirus je l’attends !

Ou Agnès, la fumeuse au déambulateur. À peine opérée du genou elle se penche sur son fauteuil qui se renverse. Surblessée, elle ne parvient pas à cicatriser à cause d’une bactérie. Je n’ose pas lui dire que la cigarette nuit à la cicatrisation : quand je l’entends respirer dans le couloir du 3ème étage, quand je pense à ses joues violacées, je me dis qu’il est déjà trop tard.

Je le pense à cause de Philippe, tête brûlée de 60 ans passés, qui a passé sa vie à se casser la figure, jusqu’à ce que la prothèse en titane de son genou soit attaquée par un staphylocoque doré. Bien à l’abri du titane, le staphylocoque a fait son nid dans sa chair jusqu’à ce que l’amputation devienne la seule solution.

Ce dimanche de mars où les couloirs sont vides de personnels, Krimo, Philippe et Yasmina ont apporté du champagne et improvisé une tablée dans la salle de détente. C’est l’anniversaire d’une aide-soignante et les silhouettes fantomatiques qui déambulent derrière les vitres assistent à un charivari inusité. Un balai de fauteuils roulants, de bandages, de fixateurs cliquetants...

Je pense : nous nous nous rencontrerons peut-être un jour à la verticale, cher.es têtes brûlées, mais nous aurons bien moins de choses à partager que lorsque nous étions terrassé.es.









jeudi 18 mars 2021

Journal d'hospitalisation, 4

Rééduc

-Attention, vous êtes tombée dans un nid d’amputés ici, me dit une petite dame souriante qui tend fièrement la jambe, une tige de fer terminée par une jolie chaussure dorée.

Nous sommes au sous-sol de la clinique Sourcepure*, plateau de rééducation. C’est ma première entrée en scène et je viens de me tromper de porte. Une moitié de la salle est destinée aux éclopé.es en tous genres, l’autre aux amputé.es, qui travaillent directement avec les prothésistes de l’atelier mitoyen.

-Vous m’acceptez ?

Comme si le fait de demander valait déjà en soi approbation, ils et elles m’accueillent de bon cœur.

Les amputé.es sont une sorte d’aristocratie ici, peut-être pour avoir gagné le pompon de la vie dure. Ce sont les plus longs séjours (jusqu’à six mois), iels ne mangent pas dans leur chambre mais dans la salle de détente, iels gardent leur repas pour le réchauffer à 20 heures (au lieu de 18, heure institutionnelle), fument sur la terrasse, jouent aux cartes, font des courses de fauteuils, squattent le peu d’extérieurs accessibles, se veulent aidants et obligeants à chaque fois qu’un.e patient.e se bat avec une porte ou un ascenseur, bref, essaient de se faire une vie à eux dans ce lieu de longue lutte.

Entre les barres, une jeune fille de 15 ans à peine se tient debout, sur un pied. Un kiné lui envoie un ballon qu’elle doit réceptionner sans perdre l’équilibre. Sa seconde jambe, ou plutôt cuisse, est un énorme pansement blanc doublé de volume par les fixateurs. Cette vision me frappe au plexus. Les premiers jours, à chaque fois que j’entrevois la broussailles des fixateurs, les bourrelures de peau violentée, les moignons dilatés, je ressens la violence de l’arrachement, du broiement, de l’écrasement infligés à ces corps. Et puis, au fur et à mesure, je m’habitue. Il y a des corps sans pied, sans genoux, sans bras, c’est désormais connu. Et c’est peut-être un peu ce que voulait dire la dame au derby : êtes-vous prête à nous voir ?

Une motricienne tente très doucement d’activer la main gauche d’un homme au regard dévasté, amputé au-dessus du genou. En l’entendant parler de sa fille, je comprend qu’il est le père de l’adolescente au ballon. Tous les deux ont perdu la même jambe, la gauche. En même temps ? Je pense : comment est-ce possible ? La réponse est : en moto. Une même voiture folle a percuté leur flanc gauche, leur a arraché à chacun une précieuse jambe, comme un requin surgi des profondeurs.

Devant la porte de l’atelier à prothèses, une femme âgée, d’une maigreur de danseuse, attend, pensive sur son fauteuil, une solution à son étrange situation. Incarnation du beau bizarre, elle a croisé l’une sur l’autre deux jambes d’un noir vernis magnifique. Deux. Il est rare à cet âge de parvenir à maîtriser, à supporter une prothèse, alors deux. Plus tard, je la vois traverser le plateau sur ces deux jambes, avec une grâce de héron.

Les grosses fractures, celles où l’os se brise net, explose, perce la peau, ces fractures couronnées de broches, de pivots, de cerceaux plantés dans la chair jusqu’à l’os (les fameux fixateurs externes) font avec les amputations les plus longs parcours, des 6 mois, des 7 mois à regarder le métal sortir comme une vigne de ses propres cuisses, à se faire remonter de l’horizontale à la verticale par un lit mécanique, à repousser une douleur après l’autre en écoutant du dark metal.

Les un.es resteront assis.es, abîmé.es sous la ligne d’attention humaine qui ne les détecte pas, au dessous des miroirs, des guichets, des sonnettes, des digicodes, de la reconnaissance interhumaine, de la drague, de la communauté bipède qui évolue avec tant d’aisance sous les nuages. Les autres repartiront debout, glorieux, dressé.es sur leur structure. Un peu ému.es aussi, plein.es d’appréhension face au monde accidenté qui les attend après des mois de protection.

Terrifié.es par l'affreuse éventualité de retomber.

* Le nom a été modifié.



lundi 15 mars 2021

Journal d'hospitalisation, 3

En quittant l’hôpital de Briançon dans un transporter siglé “Ambulances de la Maurienne”, je savais que je refermais une parenthèse sacrée. L’air était piquant encore, azoté, les neiges éternelles défilaient le long des vitres : deux ambulanciers calmes me ramenaient vers le niveau de la mer, avec cette timidité, cette gentillesse montagnarde constatée à l’hôpital que je ne connaîtrais plus.

Marseille, 13h30. Ils déposent le brancard, furtifs et souriants, devant le comptoir de l’accueil où la première pimbêche péroxydée d’une longue série nous attend, alléguant qu’ils n’ont pas réussi à se garer et qu’ils vont vite gêner. La pimbêche les fusille du regard.

-Carte d’identité.

Je plonge ma main valide dans l’enveloppe que j’ai préparée et m’étire de toutes mes forces pour atteindre le comptoir de l’employée, qui ne fait pas un geste pour m’aider.

-Carte vitale.

Même gymnastique terminée par un mouvement du poignet de ma part pour envoyer la carte à bon port. Nouvelle œillade outragée.

-Bulletin d’hospitalisation.

Les ambulanciers m’adressent une regard désolé, feignent de s’intéresser à la vitrine du distributeur automatique...

-Chambre 121, au revoir.

Et bienvenue à Marseille !

Le service rééducation de la clinique Sourcepure* est dirigé par la Dr Oiseau Loyal*, deuxième mégère péroxydée de la journée, suivie comme par son âme d’une infirmière d’âge mûr, blonde vénitienne au regard intense et maniaque, shootée au surinvestissement professionnel, qui me fait aussitôt penser à Annie Wilkes, l’infirmière psychopathe de Stephen King dans Misery. Cette infirmière, que nous nommerons Fidel Assistant*, se jette avec une ardeur vampirique sur mon dossier et tente de convaincre deux aides-soignantes, Susie et Karen*, que ma toilette requiert une prise en charge complète.

-Mais non, lui dis-je, je me débrouille toute seule... Il me faudrait juste une...

-C’est écrit dans votre dossier : “a besoin d’aide pour se chausser !”

Pendant toute la journée, les un.es et les autres vont se succéder dans ma chambre pour débiter leur speech institutionnel, comme prescrit sans doute par le module de formation 3222 YA visant à “rendre le patient acteur de sa guérison”, durant lequel il n’est jamais question de concéder un seul temps d’écoute à l’adversaire. J’ai mis deux jours à obtenir une chaise de sorte à cesser de me brosser les dents debout sur un pied sans aucun recours contre une perte d’équilibre, une semaine pour bénéficier, de manière légèrement anticipée, d’une radio de mon bras devenu très douloureux et trois jours pour me faire virer du 1er au 3ème étage, vers la chirurgie, dans une chambre minuscule et vétuste où j’atterris pour avoir refusé mon 3ème test PCR en 9 jours.

Ici on est dans le dur, les soignant.es sont redevenu.es humain.es, concentré.es sur l’essentiel : des gens au fond d’un lit qui essaient d’échapper aux ténèbres. J’ai cessé d’être un cas motivant de guérison possible à moyen terme, j’ai la paix ; je regarde les nuages surfer au-dessus de notre monde cloué, je reconnais la dame qui a une bactérie dans son genou, le monsieur qui essaie de se relever depuis 6 mois et qui commence à douter, la vieille dame qui veut revenir à Lou Cigalou, “une maison de retraite magnifique au-dessus du golfe de la Ciotat”. Je me sens bien parmi cette humanité terrassée, tabagique, mutilée où les aspérités du genre se seraient presque adoucies.

Nous sommes toustes des corps pénétrés. Par des pare-chocs, des vis, broches, aiguilles, bactéries, staphylocoques, prothèses, fixateurs externes. Comme une ouverture féconde dans l’ancien temps validiste.

* Le nom a été modifié pour éviter une attaque au marteau.

* Les personnes dont je ne dirai aucun mal (et même l’inverse) seront nommées par leur vrai nom. Qu’elles et ils en soient remercié.es : ielles existent.







samedi 13 mars 2021

Journal d'hospitalisation, 2

L’hôpital des Escartons de Briançon donne sur une confluence de vallées surmontée par le massif des Écrins. En avancée, deux plutons granitiques encadrent un museau de gneiss scintillant de blancheur où les muscles de la terre roulent sous une neige éternelle. Là haut est le pays des morts, je pense, là-haut est ma mère, la slalomeuse géante, et puis la créature de Frankenstein cherchant dans les solitudes glacées une compagne. Là-haut le corps d’Ötzi, conservé 50 000 ans par la montagne avec ses caries et son dernier repas.

-Vous voulez le bassin ?

C’est cette vue époustouflante et vertigineuse qui a accompagné mon immobilisation forcée, le regard descendant de gradins en gradins jusqu’au fond de la vallée où se blottit la ville, puis remontant vers le massif dont les éperons déchirent les nuages. Elle donne à ma chute une ampleur surdimensionnée : c’est comme comme si j’avais été vaincue par un plissement hercynien, moi misérable et impotente au fond de mon lit médicalisé, bornée par la montagne de mes genoux drapés de blanc et par un manchon de résine. Tous les matins au lever du jour je la découvre, triomphale, et je me ratatine au fond du lit. J’ose un pas sur les cannes anglaises et je relève la tête : elle est encore là.

-Le transit ça va bien ?

Tous les jours, parfois deux à trois fois par jours, un hélico part du toit de l’hôpital, s’appuie gracieusement contre les masses d’air froid et entreprend l’ascension de l’un des cols où attend un.e autre vaincu.e du massif. Lorsque la victime est introduite dans le bâtiment, les urgences, la radiologie, le bloc chirurgical se remettent à bruire. C’est comme un commerce entre la montagne qui décroche un manteau neigeux ou entrouvre une crevasse et l’hôpital qui tend les bras.

-Vous êtes sûre que le transit va bien ?

Mais moi je n’ai rencontré aucun danger, je n’ai pas glissé par hasard. J’ai grandi en moyenne montagne, je suis allée à l’école en patinette dès 3 ans, tout le temps que durait l’enneigement de notre cluse sombre. Les hauteurs bleu glacé du Bugey, les pins givrés en falaise et puis la vraie, la grande, la haute montagne à pied ou en peaux de phoque. Je n’y avais plus touché depuis 35 ans. Je ne suis pas tombée par hasard.

-Vous devriez baisser le store, il fait chaud.

Je suis tombée au fond du lit, j’ai rejoint la morte qui m’habitait. Ces lits où l’on ne trouve pas le sommeil, ces lits qui sont comme une cage de Faraday de la douleur parce qu’on ne peut les fuir, ces lits qui basculent, montent et descendent dans tous les sens tandis que les corps empêchés gisent, ces lits qui agressent la chair avec leur plastique austère, ces lits de Procuste qui sont la terreur des nuits d’hôpital, ces nuits qu’on affronte en tremblant...

-Vous ne voulez pas lever le store ? Il fait jour, là...

On n’enterre jamais les gens où on croit. En quittant l’hôpital de Briançon j’ai su que je laissai un corps là haut, dans les neiges, à jamais, et que cette fois-ci c’était bien fini.